mardi 8 février 2022

Jeu, loisir et libéralisme

Issu d'un texte écrit en 2004, "La société de jeu" est une étude que j'ai mené quand j'étudiais au MNHN à Paris, je voulais mettre en avant cet extrait où en étudiant le jeu total, je mets à jour le fait qu'une société néo-libérale entraine vers des formes d’État totalisant ou "totalitaire". 

+ Deux vidéos en fin d'article

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Notons que la notion de jeu qui dépend souvent de la notion d’amusement a profondément changé suivant les siècles. Ainsi quand nous disons que nous sommes une époque où nous jouons le plus, nous commettons manifestement une erreur dans l’interprétation des phénomènes ludiques. Notre époque n’est pas celle où nous jouons le plus, et d’ailleurs il serait illusoire d’avoir la prétention d’établir un palmarès. La différence c’est que notre époque a établi des institutions qui sont bâties sur le mode du jeu. Seulement, là où d’autres sociétés ont des jeux pour maintenir leurs institutions, chez nous, le maintien est l’objet même de nos institutions. Ceci se manifeste entre autre dans l’obsession de la croissance, d’un surplus perpétuel.

La quantité de travail (par personne) croit avec l’évolution cependant que décroît corrélativement la quantité de loisir1, pour l’unique raison que ce loisir (jeu pour nous dans ce texte) a son principe inscrit dans notre mode d’existence.

Sans y calquer le système trifonctionnel indoeuropéen, nous pouvons remarquer qu’un monde où tout fonctionne sur le mode du jeu, obéît à ce que G. Dumézil écrit sur la troisième fonction :

Cela tient à la matière de cette fonction centrée en effet autour de la notion de prospérité matérielle des individus, des familles, des sociétés : elle a autant de facette que cette prospérité comporte d’éléments, qui, eux-mêmes, entraînent avec eux leurs conditions et leurs conséquences.2

D’où l’importance de l’économie qui apparaît comme la condition, non en dernière instance, mais préalable à l’existence du modèle libéral. Ce modèle à pour objectif de substituer à la guerre entre nation la guerre économique transnationale qui semblait une garante de paix civile. Or, les libéraux n’ont pas déplacé la guerre, ils l’ont étendue.

Nous ne sommes pas sortis des sociétés guerrières. Au lieu de se cantonner au seul champ de bataille, la guerre est devenue totale, elle concerne l’ensemble de la société. Or, qui dit guerre dit aussi administration totale, surveillance totale, État exacerbé dans cette obsession de guerre économique. Ainsi, il y a un paradoxe : là où les libéraux ont souhaité ne pas avoir de hasard et tout contrôler pour établir la paix, ils ne contrôlent plus rien dans la mesure où ils ont reproduit sur l’ensemble de la société le mode du jeu qui a pour premier principe leur propre maintien.

Pour résumer, là où les libéraux par une administration exacerbée ont voulu tout contrôler (par la procédure) et voué un monde à l’économie, ils ont bâti un monde incertain voué à une stimulation perpétuelle et destructrice. Leur maintien est leur surplus et leur croissance.

L’État contre la société”, c’est en ces termes que Bernanos3 qualifiait cette excroissance de l’administration. Il est toujours intéressant de noter que Pierre Clastre qualifiera les sociétés qui ne possédaient pas d’État de “société contre l’État”. Dans le schéma de “l’État contre la société”, les institutions soumissent à l’économie de croissance et de rentabilité, développent leurs jeux en eux-mêmes, alors que dans le système de la “société contre l’État”, les liens étant bâtis dans la collectivité et refusant l’oppression, les jeux ne sont pas dans les institutions, mais réagissent pour les maintenir.

Dans le premier cas, les jeux ont leur fin en eux même alors que dans le second cas, ils sont les moyens au maintien global du groupe. C’est ici qu’il ne faut pas se tromper et tomber dans le leurre que la société libérale aurait remplacé les coutumes qui existaient avant elles dans la mesure où les jeux et notamment ceux d’argent et de hasard (loto...) ne reproduisent pas la logique marchande, mais dépendent toujours des personnes qui les pratiquent. Nous l’évoquerons un peu plus loin, mais les jeux apparaissent aussi comme un mouvement de contestation au libéralisme en utilisant son propre vice. Les jeux stimulent et insistent à la vente, au gain et à la croissance. Or, c’est précisément ceci que cherche le libéral de façon perpétuelle. La contestation prend souvent les chemins qui ne peuvent pas être réprimé. Il ne faut pas croire que les cultures du monde entier meurent en silence. Le jeu se glisse partout et ne peut être arrêté, il prend toutes les formes. A ce titre, un parallélisme du genre : jeu violent = violent, traduit souvent l’un des parallélismes les plus erronés et des plus trompeur.>>

1Marshall Salhins, Âge de pierre, âge d’abondance, l’économie des sociétés primitives, Paris, éd. Gallimard, 1976 trad.

2Georges Dumézil, p.167, Entretien avec D. Éribon, Paris, Folio, 1987.

3Georges Bernanos, p.228, Français si vous saviez ..., Paris, Folio, 1995.


<< Voir le texte intégral : La Société de Jeu >>

 

Je joins à cet article une vidéo sur le sujet sur un "État totalisant", 




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