jeudi 3 décembre 2020

La Naissance de l'Etat multipolaire

Premières pages de l'ouvrage en rédaction sur l'évolution de nos institutions, et le passage d'un Etat central à un Etat Multipolaire, ayant pour base de recherche mon doctorat:

"Lorsqu’en septembre 2011, je soutiens mon doctorat en droit1, j’expose la thèse qu’à côté des Etats fédéraux et des Etats centraux, il existe une troisième forme : l’Etat décentralisé qui possède une logique propre à lui-même, exactement comme les deux autres formes d’Etat en possèdent une.

L’Etat décentralisé n’est en rien un sous-produit de l’Etat central. C’est la raison pour laquelle, me semble-t-il, nous vivons en France un lent processus, surtout depuis l’après seconde guerre mondiale, qui va d’une décentralisation territoriale vers l’avènement d’une décentralisation politique dont les évènements sociaux, écologiques et politiques rendent inéluctables, même si les pouvoirs centraux feraient tout ce qui est en leur pouvoir, dans un dernier soubresaut, pour retarder cet avènement.

Je m’étais de ce fait concentré sur l’histoire de la justification fiscale, que j’appelai pour l’occasion la « raison fiscale », de l’ancienne France à notre époque d’une France décentralisée contemporaine pour en comprendre le mouvement.

Mais, dix ans après, je me dois de nommer cette « décentralisation », de la baptiser en quelque sorte, ne pouvant pas la laisser dans sa dénomination de « décentralisation » et donner à croire encore que le mouvement serait réversible, d’autant plus après les premières expressions populaires d’appel à une démocratie plus localisée et plus directe.

L’Etat décentralisé contemporain désireux d’une décentralisation politique du pouvoir verrait forcément la sphère citoyenne participer directement à l’ordre du pouvoir qui  trouve son expression dans la prise en considération des différents pôles de notre société; et met derrière nous définitivement la parenthèse historique du pouvoir central, n’ayant véritablement était effectif qu’à partir de Napoléon.

C’est en ce sens que le terme d’ « Etat multipolaire » dénommera maintenant la forme ancestrale, permanente et actuelle de la France, correspondant bien en un pouvoir et une organisation qui a dû de tout temps composé avec l’ensemble de la société tant provinciale que parisienne, tant d’en haut que d’en bas, voyant ainsi le passage au cours de la Révolution de 1789 d’une société d’ordres vers une société de classes, et actuellement en 2020, d’une société de classes vers une société de groupes.

Mais, dans toutes ces situations, c’est bien l’ensemble de la société qui doit être prise en compte, sans quoi le basculement d’une organisation à l’autre passera forcément par des turbulences plus ou moins importantes.

Je vais ainsi en des mots simples essayer de retracer les arguments de ce doctorat en droit pour bien faire comprendre le mouvement historique qui anime la France et où à la fin duquel se dégage à fortiori cette idée que l’Etat central, qu’on apprend à l’école comme la forme de l’Etat français, n’est en fait qu’un moment minoritaire de son histoire, qu’il concerne essentiellement une période qui s’étend à peu près avec des hauts et des bas de l’Empire de Napoléon 1er à notre époque actuelle, année 2020 pour le texte que je suis en train d’écrire, que les relents de centralisme ne sont en définitif qu’une tentative désespérée d’un Etat qui ne possède plus les moyens de ses ambitions et qui devra se rendre à l’évidence qu’il ne peut plus structurer le pays dans une forme institutionnelle anachronique qui vise à centraliser toutes les décisions.

Cette page se tourne pour l’unique raison que cette organisation politique centraliste ne correspond pas à la volonté du peuple français, si elle ne lui a même peut-être jamais réellement été.

Je rappelle qu’à de nombreuses reprises des chefs d’Etat ont tenté de redonner aux localités une partie des rennes du pays. Ces volontés n’ont pas existé par hasard, elles étaient l’expression d’une réalité du territoire qui fait d’un pays complexe la nécessité de restituer à la localité et aux citoyens les rennes de leur destin, l’Etat n’étant au final qu’un partenaire, important, qui permet à la volonté territoriale et populaire de faire corps ; mais pas plus. Comme l’avait montré Léon Duguit2, la souveraineté n’est pas l’apanage de l’Etat, elle appartient à l’ensemble de la société, si ce n’est que pour une question pratique d’organisation des services publics.

Il y a dix ans quand je rédigeais mon doctorat, je commençais alors par citer le premier article de la Constitution de 1958 pour montrer que le fait décentralisé était même acté par l’Etat lui-même. Cet article explique, après la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 que : «  La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race et de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée »3.

En relisant cet article, et en connaissance des évènements qui ont eu lieu de 2011 à 2020, je me suis alors demandé « pourquoi écrire un tel article si nous n’avions ni la volonté et ni le désir de le respecter ? ». Je m’interroge alors sincèrement sur l’intérêt d’écrire une belle Constitution s’il n’y a pas les institutions adéquates à la faire respecter, si face à une simple volonté présidentielle ou plus largement étatique, elle puisse être remise en cause sans que personne ne dise rien et attende que la population descende dans la rue, devenant finalement le seul et vrai rempart contre toute forme d’arbitraire.

Ces dernières années ont montré d’une façon exemplaire que bien plus que la connaissance de la Constitution, il devenait important de développer un savoir social, historique et juridique sur les institutions car, c’est à leur niveau qu’un pays s’organise et prend en considération son peuple.

C’est aussi la raison pour laquelle, je me présente souvent professionnellement aujourd’hui comme « institutionnaliste », c’est-à-dire comme une personne analysant les institutions dans le sens où il devient évident que sans les outils adéquates mis dans les mains des citoyens, toutes les dérives sont à craindre.

La force d’un Etat est et demeure avant tout l’équilibre de ses pouvoirs, et sans un pouvoir citoyen régulateur de leur indépendance, sans son ancrage dans des institutions visibles, ce pouvoir reste flottant et n’a plus pour s’exprimer que la manifestation, pour le coup, visible.

La place des institutions est donc fondamentale dans toutes les formes d’Etat, y compris les Etats multipolaires qui doivent concrètement acter l’existence et la prise en compte des localités, des citoyens et de leur capacité d’être libres et de décider de leur destin.

Je me suis intéressé à la fiscalité sans savoir que neuf ans plus tard ce serait une question d’augmentation de la taxe sur l’essence qui déclencherait le mouvement des « gilets jaunes », mais force de reconnaître qu’à l’identique des temps anciens, la fiscalité provoque encore des manifestations et permet de concentrer les revendications car, il y a une permanence dans l’impôt dans le sens où il reste une ponction arbitraire, voir clientéliste, dans la société pour faire vivre un Etat et ses administrations. L’acte même voté chaque année par le parlement qui définit la volonté populaire de consentir à l’impôt s’est transformé en une obligation permanente.

Le premier constat que je dresse à cette époque, est que lorsqu’on vous parle d’impôt il est toujours question des taux, des bons plans, des avantages, de l’optimisation, mais jamais de la justification à nous prélever. Cette dernière raison se révèle pourtant primordiale, pourquoi et comment on nous prélève l’argent qui permet de faire vivre un Etat et mettre en place sa politique4.

J’ai toujours pensé que la forme de la fiscalité révèle la forme de l’Etat, et que si un Etat a une fiscalité centralisée pour alimenter un Etat centrale, la fiscalité doit se polariser pour répondre aux exigences d’un Etat multipolaire. La seule question devient de s’interroger sur les formes de cette polarisation de la fiscalité dans la mesure où elle doit mettre en avant le partage de la souveraineté avec la société civile et les citoyens, établir une certaine forme de régulation de ce symbole même de la puissance d’un Etat.

En faire l’histoire devient donc une nécessité incontournable pour comprendre d’où l’on vient et où l’on va et ne pas vivre comme ces derniers temps des réformes qui sont précisément la manifestation d’un Etat central mourant.

Dans l’histoire, l’impôt nait avec la guerre. Cette dernière devait paraître « juste » pour lever les fonds. Mais, les besoins devenant de plus en plus importants, notamment pour entretenir les troupes aux repos, qu’en 1439, Charles VII édita l’ordonnance sur l’établissement d’une armée permanente et réserve au roi la primauté sur la taille que plus aucun seigneur ne peut percevoir sans son autorisation. Cette ordonnance se présente couramment comme l’établissement de l’impôt permanent5.

L’objet n’est pas tant de faire œuvre d’érudition mais, bien de faire comprendre que la permanence s’est substituée à la nécessité et à la volonté.

Dans l’ancienne France, société d’ordres, l’impôt était organisé par pallier. « Au fur et à mesure, de nouvelles idées naissent directement en réponse à l’absolutisme royal, et sans forcément établir de liens théoriques entre elles : des idées de liberté, d’égalité entre les hommes, d’économie libérale, de monarchie constitutionnelle. La situation se dégrade de plus en plus au XVIIIème siècle ; la royauté se doit de réagir, mais toutes ses tentatives échouent. Les Parlements6 se lèvent contre l’autorité de Louis XV et contestent la création de nouveaux impôts appelant la contribution des nobles. Les privilégiés ne veulent pas changer »7.

L’impasse appelle la convocation des États Généraux pour 1789. Les cahiers de doléances, sur cette question, «confirme dans l’impression que le problème de la fiscalité avait été vraiment sous l’Ancien Régime quelque chose de crucial, presque existentiel »8.

Rien n’arrête le temps et l’histoire, le déficit public se creuse alors de plus en plus, propre à tout système fiscal en crise, et l’impôt de l’ancienne France organisé par ordre change de fait par son étatisation. La Révolution consacre de fait les prémisses d’une société de classes qui se renforce au XIXème avec l’autre Révolution : « industrielle ».

Les remises en question actuelles tant du pouvoir que de la fiscalité sont du même ordre et apparaissent dans une période de profonds déficits avec une classe dirigeante qui ne souhaite pas lâcher ses privilèges. Les périodes de basculement se manifestent souvent par une rigidification des systèmes en place. C’est pourquoi, je pense que nous assistons au passage d’une société de classes vers une société de groupes et la remise en cause du système économique mondialiste par les questions d’énergie, de matière, de surproduction, d’hyperconsommation, de difficulté à prévenir la pauvreté, indique précisément cette mutation.

Contrairement à beaucoup de commentaires, nous ne rentrons pas dans le mondialisme parce que nous étions déjà dedans mais, nous quittons le mondialisme d’où les crises à répétition.

Une nouvelle appréhension de la Terre commence à faire jour et l’envie d’une économie et d’un ordre politique plus libre et proche de la localité se manifeste. Ce mouvement est profond, culturel, et rien ne peut le remettre en cause et c’est pour ce fait qu’il aura un impact sur notre fiscalité qui va être remodelée en profondeur.

L’Etat multipolaire qui réapparaît est le fruit de l’histoire d’un pays complexe, animé de différents groupes qui, par la force des évènements, vont devoir se parler, communiquer entre eux et établir un nouveau rapport de force dans lequel forcément les citoyens devront être pris en compte car, ils sont l’un des pôles qui compose l’Etat.

Ne nous y trompons pas cette transformation demande aussi une profonde mutation de nos institutions, certaines devront mourir et d’autres devront naître.

Cette transformation demande aussi que bien des thématiques politiques soient traitées autrement par d’autres ministères que ceux qui les traitaient jusqu’à maintenant.

C’est de cette histoire que je vais donc vous parler, celle qui commence dans l’ancienne France a l’avènement des Capétiens et qui nous amène à la redécouverte d’un Etat multipolaire contemporain."

1 La raison fiscale de l’ancienne France à la naissance de l’État décentralisé contemporain, thèse en droit, Université Montesquieu Bordeaux IV, 2011

2 Les transformations du droit public, 1913, Paris, Librairie Armand Colin.

3 Article 8 de la loi constitutionnelle n° 95-880 du 4 août 1995, modifié par l’article 1er de la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003. Il faut néanmoins apporter une précision puisque la Constitution de 1946 avait aussi reconnu les collectivités territoriales au Titre X article 85 « La République française, une et indivisible, reconnaît l’existence des collectivités territoriales ».

4 « Nous partageons à cet égard avec d’autres auteurs la conviction qu’au-delà des techniques même qui masquent parfois sa réalité fondamentale, la fiscalité doit être comprise d’abord comme un fait politique et social, en somme et selon la belle expression de G. Vedel, comme « une chose de l’homme ». L’impôt est en effet si intimement lié à l’évolution des sociétés et à celle de leurs institutions politiques, juridiques, économiques que comme l’a écrit très justement E. Seligmann, « le citoyen de l’État moderne considère les impôts comme une institution naturelle, si désagréable qu’il soit » », BOUVIER Michel, Introduction au droit fiscal général et à la théorie de l’impôt, Paris, LGDJ, 2008, p. 12.

5 L’ordonnance du 2 novembre 1439, « sanction sur l’établissement d’une force militaire permanente à cheval, et la répression des vexations des gens de guerre », in ISAMBERT François-André, Recueil général des anciennes lois françaises (1438-1461), tome 9, Paris, Belin – Le Prieur et Verdier, 1825

6 Cette opposition des Parlements à l’autorité se perçoit aussi dans les luttes entre ces derniers et les intendants: « Si l’intendant s’attire des inimitiés en plaçant la communauté sous sa tutelle, il rencontre aussi les plus vives résistances de la part des cours souveraines qui ont depuis longtemps l’habitude de considérer le commissaire départi comme un tyran », GALLINATO Bernard, Les corporations à Bordeaux à la fin de l’Ancien Régime, vie et mort d’un mode d’organisation du travail, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1992, p. 341.

7 PEREZ Xavier, La Raison Fiscale, op.cit. p.21

8 HINCKER François, Les Français devant l’impôt sous l’Ancien Régime, Paris, Flammarion, 1971, p.104.

 

 
 



 

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